De l'image égyptienne à l'écriture hiéroglyphique (par Gabrielle Kueny)
A toute époque l'homme a toujours éprouvé le besoin de perpétuer les choses auxquelles il attribuait beaucoup d'importance et les faits les plus significatifs de sa vie par des "images des choses réelles" selon l'expression même de Champollion.
Toute image ainsi tracée pour elle-même s'offre à l'œil dans sa totalité. Le regard la balaye en partant de n'importe quel point et elle s'impose directement à l'esprit sans aucune interprétation. Autrement dit, elle se suffit à elle-même ; sa vue ne suscite pas dans l'esprit d'expressions verbales particulières. Elle est comprise quelle que soit la langue parlée de celui qui la regarde, d'où son caractère universel.
Ces images, les hommes les ont fabriquées selon les matières et techniques qu'ils avaient maîtrisées, selon les concepts qu'ils avaient élaborés et enfin selon l'emploi qu'ils en faisaient. Chaque civilisation leur a donné des caractéristiques telles qu'il est facile de dire ceci est chinois, grec, égyptien. Leur création implique le respect de certaines lois, le choix de certains éléments et le rejet d'autres.
Les Égyptiens se sont fixé un mode de représentation dès le début de leur histoire, qui est resté immuable jusqu'a la fin de leur empire. Leurs images sont constituées comme un organisme vivant et non pas comme une imitation de la nature. Comment les ont-ils construites ? Ils se sont basés sur la connaissance profonde et exacte qu'ils avaient des choses, sur la connaissance de l'homme dans ses différentes fonctions et dans ses rapports avec l'univers. Pour eux, toutes les lois de la vie pouvaient se traduire en images : moyen de fixation et de transmission de leurs pensées.
Elles sont en premier lieu le fruit de l'observation. C'est dans la nature qu'ils en ont tiré tous les éléments constituants. Avec netteté et précision, ils ont dégagé de tout être vivant, de tout objet, les caractères essentiels. Ces éléments sont d'abord considérés isolément, ensuite assemblés dans un ordre qui n'est nullement celui de la nature, mais dans un ordre qui donne visuellement toute la signification qui doit être incluse dans l'image. Ils sont donc organisés dans une forme parfaitement délimitée par un contour continu. L'intérieur de ce contour, qui ne correspond pas toujours à une silhouette réelle, est enrichi d'autres traits sélectionnés et aussi essentiels que le contour. Le tout est coloré, la couleur étant incluse à plat dans le contour. Une figure peut comporter un ou plusieurs éléments de conception différente. Un élément peut être soit une représentation directe du réel, soit choisi par analogie formelle, soit une métaphore plastique, soit un symbole. Les liaisons, les points de rencontre, les orientations, les rapports entre chaque élément, leurs proportions, leur disposition, fixés invariablement, déterminent le sens de la figure, la pensée, l'émotion qui y est incluse. Cette représentation totale, radicalement différente de celle que nous donnent nos sens, est une image totalisatrice de ce que l'esprit a conçu : véritable creuset de la vérité sous tous ses aspects.
Considérons l'un des plus anciens documents que nous a légué la civilisation pharaonique : la palette votive de Narmer. Elle commémore la conquête de la région du Delta par le roi du royaume de Haute Égypte. Comment se présente sur l'une des faces de la palette cette figure royale, figure dominante parmi d'autres qui lui sont subordonnées ? Visage de profil, œil de face, couronne de Haute Egypte de profil, geste des deux bras ouverts, épaules de face, torsion du buste jusqu'à la ceinture, pagne orné à l'arrière d'une queue de taureau, jambes de profil : telle est l'image composée qui rend visuellement le concept royal dans la totalité de l'une de ses fonctions.
Ce profil du roi au nez large pourrait être un portrait, une transposition aussi fidèle que possible de la réalité. L'oreille, quoique rendue d'une façon assez maladroite, correspond aux lignes qui mémorisent dans notre œil la notion d'oreille ; il en est de même de la main droite qui saisit une massue et de la main gauche qui saisit le prisonnier. Si nous nous reportons aux traits à l'intérieur des avant-bras, à ceux qui indiquent l'articulation du genou, de la cheville et les muscles des jambes, ils sont précis, orientés dans le sens du mouvement des muscles mais n'en sont ni la représentation réelle, ni la synthèse linéaire. C'est l'espace à l'intérieur du contour qu'ils occupent et leur orientation qui leur donne une signification.
L'artiste égyptien a recours également à la métaphore plastique pour visualiser les qualités royales. Les textes qualifient le roi de taureau puissant ; cette puissance comparable à celle d'un animal est figurée par la queue de taureau toujours attachée à la ceinture du roi. Le rendu aux lignes ondulées demeure cependant une imitation du réel.
Par ailleurs, le symbole de la royauté de Haute Égypte, la couronne oblongue de couleur blanche, qualifie et magnifie visuellement la personne du roi.
Devant son visage, examinons la figure composée d'un faucon et d'une tête de prisonnier qui semble émerger de plusieurs plantes de papyrus. Le faucon perché seulement sur une patte saisit de l'autre, terminée par une main, une corde ou un crochet planté dans le nez du prisonnier. Ce faucon, déjà par lui-même symbole de la royauté, est doté d'un geste humain suivant le procédé d'analogie figurée très fréquent dans l'art égyptien.
En somme rendu réel, conventionnel, métaphorique, symbolique, analogique se trouvent réunis.
Si nous considérons l'ensemble de la palette, les figures distribuées sur trois registres sont de grandeur différente. Au roi, personnage le plus important, est réservée la plus grande échelle. Les autres figures sont plus petites. C'est la valeur sociale, morale religieuse que l’Égyptien attribue à telle personne, à telle chose, qui détermine l'échelle de grandeur de la figure. En vertu de ce principe, le prisonnier, le porteur de sandales seront représentés à une échelle plus petite que le roi.
Par contre, les figures beaucoup plus petites au-dessus de la tête du prisonnier, au-dessus du porteur de sandales, en face du vaincu qui se sauve au registre inférieur et celles placées entre les deux têtes de vache à visage humain au registre supérieur sont interprétées avec certitude comme des signes d'écriture car on les connait aux époques postérieures.
Il semble donc que les figures de plus grandes proportions étaient tracées intentionnellement de façon à être interprétées visuellement sans référence au langage parlé ; tandis que les objets figurés presque en miniature étaient tracés dans l'intention d'être interprétés phonétiquement : les Égyptiens ont en effet employé les mêmes images pour traduire leur pensée plastique et leur pensée verbale. Le langage plastique peut créer un nombre illimité d'images tandis que la pensée verbale, liée indissolublement aux sons, n'a pu s'insérer dans un système de fixation qu'en limitant le nombre des figures utilisées.
A partir de quel moment peut-on dire qu'il y a écriture ? Vraisemblablement à partir du moment où il y a notation phonétique. Comment les Égyptiens ont-ils dosé la part de la vue et la part de l'ouïe dans la fixation graphique de la parole ? Un signe ne correspond nullement à une lettre, les hiéroglyphes ne sont pas une écriture alphabétique. Un signe ne représente pas davantage une syllabe ou un mot. L'image demeure la base même de l'écriture hiéroglyphique.
Lorsque l’Égyptien attribue à une image la prononciation de la chose représentée, il transforme l'image en signe appelé idéogramme. Un idéogramme est donc une image plus les sons articulés qui correspondent à cette image.
Par exemple l'image de l'œil qui se prononce à l'aide de trois articulations 'i r t' servira à écrire le mot 'œil'
L'idéogramme ne pouvait être utilisé que pour des mots désignant des objets concrets. Il a pu parfois représenter une action, par exemple le signe 'homme qui construit un mur' se prononce
Tout ce qui implique une notion générale ou abstraite ne peut être fixé par ce procédé pictographique très simple. Nous abordons ici le phénomène qui constitue véritablement l'invention de l'écriture. Dans l'idéogramme, il y a fusion de la figuration et des articulations correspondant à cette image. Pour évoquer phonétiquement les mots désignant une notion abstraite, une qualité, les Egyptiens enlèvent aux idéogrammes toute valeur d'évocation visuelle pour ne retenir que leur valeur phonétique. Ils obtiennent ainsi une seconde catégorie de signes : les phonogrammes qui sont de purs outils graphiques.
Par exemple l'idéogramme de la bouche se prononce à l'aide de la consonne 'r'. En qualité de phonogramme, on s'en servira pour écrire la préposition "vers" qui se prononçait également 'r'. On évite la confusion entre les deux mots en ajoutant un petit trait vertical dans le cas de l'idéogramme. On obtient les graphies suivantes :
- >
r boucher vers -
sA canardsA fils
Donc lorsque l'idéogramme perd sa valeur d'évocation visuelle, il devient un phonogramme. Les mots se prononçaient, comme dans beaucoup d'autres langues, en émettant vocalement une, deux ou trois articulations. Les phonogrammes ont conservé les mêmes articulations, la même structure consonantique que les idéogrammes dont ils sont issus. Seules les articulations correspondant aux consonnes et à des semi-consonnes sont incluses dans le signe. (L’Égyptien attache une importance secondaire aux voyelles).
- Ainsi de 'main' prononcée 'id' naîtra un signe phonétique d'une seule consonne ou unilitère
d - L'échiquier prononcé 'mn' deviendra le phonogramme à deux consonnes ou bilitère
mn - La table d'offrandes prononcée 'Htp' deviendra le phonogramme à trois consonnes ou trilitère
Htp .
On a relevé vingt quatre signes à une seule consonne dans la langue égyptienne. Ils auraient pu à eux seuls constituer une notation suffisante des consonnes, mais les autres signes à deux ou trois consonnes n'ont jamais été abandonnés tellement l'esprit égyptien reste attaché à l'image.
A ce système de notation par idéogrammes et phonogrammes, on a ajouté des perfectionnements et des assouplissements. Par exemple lorsqu'un idéogramme avait un tracé très proche d'un autre, pour éviter la confusion visuelle, on ajouta à cet idéogramme des signes unilitères phonétiques. On juxtaposait la graphie figurative et la graphie phonétique.
Il pouvait aussi y avoir des signes phonétiques évoquant deux ou trois lectures différentes. Pour suggérer rapidement celle qui convenait, on ajoutait des éléments phonétiques unilitères qui deviennent des compléments phonétiques. Il y a alors juxtaposition de deux graphismes phonétiques dont un seul est prononcé. On arrivait à une double graphie des mêmes sons.
Comme toute langue, l'égyptien possédait des homophones ou tout au moins des mots ayant les mêmes consonnes. L'écriture de ces mots aurait été semblable si on n'avait pas pris le soin de les distinguer. On compléta l'écriture des homophones à l'aide d'un signe qui déterminait à quel groupe de mots appartenait ce mot. Ce déterminatif, simple signe de différenciation des homophones entre eux, n'avait qu'une valeur visuelle.
Par exemple la structure consonantique
- avec le déterminatif figurant un réchaud, on obtient le mot 'feu' qui s'écrit
- avec le déterminatif figurant le soleil rayonnant, on obtient le mot 'éclat du soleil'
En résumé, l'égyptien apparait comme un système d'écriture disposant de trois catégories de signes dont la distinction n'est pas toujours facile et dont l'application comportait une grande souplesse.
- Les idéogrammes : évocation conjuguée de l'image et de la valeur phonétique de cette image.
- Les phonogrammes qui opèrent une véritable dichotomie entre l'image et le son. De l'idéogramme, on ne retient que la valeur phonétique.
- Les déterminatifs qui impliquent un choix entre plusieurs mots de même valeur consonantique. Le déterminatif n'a qu'une valeur visuelle. Il apparait assez tardivement. Il confirmerait l'idée, si c'était nécessaire, que le langage plastique ne saurait avoir la même précision que le langage verbal.
Les règles de l'écriture s'appliquaient aux signes eux-mêmes et aussi à leur disposition. Les signes ne se suivent pas l'un derrière l'autre à la façon de nos lettres. Ils sont disposés de façon à décorer harmonieusement une suite de carrés ou cadrats imaginaires. Les signes correspondant à un mot ne sont pas nécessairement enfermés dans un cadrat ; l'aspect visuel conservant toujours une grande importance, rien ne doit heurter le sens de l'équilibre. Aussi on évite les vides ou l'accumulation de signes dans ces carrés imaginaires. Dans un mot, on n'hésite pas à déplacer certains signes si l'ordre normal n'est pas harmonieux.
On conserve même dans l'écriture certaines règles de préséance. Dans une locution contenant le mot dieu ou le mot roi, quelque soit sa place normale dans la prononciation, dans l'écriture il se place en tête de cette locution. Tous les signes se déroulent soit en bandes horizontales, soit en bande verticales sans aucun signe de ponctuation, sans aucune séparation entre les mots. Dans le cas des colonnes verticales, le déroulement se fait de haut en bas alors que les lignes horizontales se déroulent de gauche à droite ou de droite à gauche.
Les hiéroglyphes accompagnent souvent bas-reliefs et peintures. Ils sont inclus dans l'ensemble comme les autres images, l'échelle seulement est différente. Ils occupent souvent une place importante.
Les paroles prononcées par des personnages ainsi que leurs noms sont le plus souvent placés devant eux ou au-dessus de leurs têtes. Sur les monuments, images et signes d'écriture forment toujours un tout, une unité plastique harmonieuse et colorée, car les hiéroglyphes ont conservé aussi la couleur propre des images qui les ont engendrées.
L'écriture sur papyrus a donné lieu à une graphie plus souple à une cursive qui s'est beaucoup transformée au cours des siècles et même des millénaires, durant lesquels s'est développée la civilisation pharaonique.
Gabrielle Kueny
Conservateur honoraire du musée des Beaux-Arts de Grenoble
Document dactylographié, probablement rédigé vers 1950 et non publié ; découvert inséré dans la revue Kémi tome X (1949) acquise au marché aux puces en août 2009